Mi-novembre 2019 s’est tenu à Paris, dans les locaux du CNC (Centre National de la Cinématographie et de l’image animée), la présentation du logiciel d’asset management Mangrove suivie d’une table ronde sur le logiciel libre en production. Une première sous cette forme qui a rassemblé bien plus de monde que le CNC n’imaginait en accueillir. Peut-être la preuve que le milieu de l’animation et des effets spéciaux prend enfin en main la question du logiciel libre en production.

Mangrove, un asset manager libre

Avant de parler de la table ronde il faut dire que la première partie de soirée était destinée au lancement public du logiciel Mangrove. Mangrove est un asset manager, est un logiciel destiné à une problématique courante des studio : gérer l’organisation du projet. Habituellement, tout studio qui atteint une certaine maturité et des projets conséquents se frotte à cette question complexe.
Les studios répondent alors plus ou moins bien au problème, se servant d’une autre solution (parfois pas du tout prévue pour cela) ou créant une solution maison. Pourtant l’accès à de telles solutions peut vraiment aider les sociétés à mieux gérer la complexité grandissante des programmes audiovisuels.
Car il n’existe pas vraiment de solution commerciale et les approches sont vraiment trop différentes d’une société à une autre et d’un projet à l’autre. Il faut alors une solution qui s’adapte aux particularités avec beaucoup de flexibilité. Notons tout de même l’existence d’autres solutions en partie listées ici : lepipeline.org/asset-managers.

Ici le studio parisien The Yard met à disposition sa solution interne, Mangrove, sous une licence libre. C’étaient Djelloul Bekri (développeur principal) et Cyril Tchernomordik (responsable R&D) qui présentaient l’outil.

The Yard partage donc la colonne vertébrale de son infrastructure, avec une interface nodale, c’est-à-dire une représentation d’actions sous formes de nœuds interconnectés qui représentent des tâches plus ou moins complexes. Par exemple ouvrir tel fichier, lancer un calcul des images, nettoyer les fichiers temporaires, etc. Dans Mangrove, les actions et événements sont organisés en modèles, qui seront ensuite appliqués à l’ensemble des plans ou d’assets d’un projet. Ainsi la création des fichiers 3D, leur export, la création d’un aperçu, l’envoi au client peuvent être gérés par Mangrove pour peu qu’on lui ait ajouté les actions nécessaires.

Un graph dans le logiciel Mangrove
L’asset manager est un outil très important pour les studios, et l’arrivée d’une nouvelle façon de faire, compatible sur tous les principaux systèmes d’exploitation, est un beau champ d’expérimentation. Nous espérons pouvoir le tester prochainement. Si vous êtes intéressés, nous vous invitons à aller voir le site du projet : opensource.theyard-vfx.com/mangrove

À peine lancé, déjà un succès ?

Après la présentation de Mangrove, s’est tenue la table ronde « L’Open Source dans l’industrie du cinéma et de la télévision » avec Damien Coureau (Kabaret – Ubisoft Motion Pictures), Cécile Hergaux (Cube Créative), Benoît Maujean (Meshroom – Mikros), Djelloul Bekri et Cyril Tchernomordik (The Yard), Frank Rousseau (CGWire), le tout modéré par Philippe Llerena (Mercenaries).
De l’aveu même des représentants du CNC qui nous accueillaient dans leur grande salle de projection, ils n’attendaient qu’une vingtaine de personnes. Nous étions plus de 100 alors même que l’annonce était restée très confidentielle et tardive. La table ronde n’avait pas commencée que l’opération était déjà un succès « à reproduire ».
De gauche à droite : Philippe Llerna, Djelloul Bekri, Cécile Hergaux, Damien Coureau, Frank Rousseau, Cyril Tchernomordik et Benoit Maujean
Il faut dire que le logiciel libre, plus souvent désigné par sa seule composante « open source » (rappelons que l’accès au code source ne veut pas forcément dire que le code est libre) a enfin le vent en poupe dans les studios. Cette loi du silence qui existait autour des questions stratégiques logicielles et technologiques tombe enfin. Les studios et les pouvoirs publics commencent à se rendre compte qu’on a beaucoup plus à gagner en partageant et en collaborant.

Le culte du secret montre ses limites

Car il était bien rappelé dans la table ronde que notre cœur de métier, à nous studios de fabrication, n’est pas d’éditer des logiciels, mais de fabriquer des images. Est-ce que le pipeline, l’organisation du travail et les outils, doivent être jalousement gardés ?

Pour les intervenants, la première étape était d’aller au-delà de la « peur du logiciel libre » qui existe historiquement dans les studios. Peur de perdre un avantage concurrentiel ? Peur d’une mauvaise qualité liée à l’idée d’amateurisme qu’on se fait des logiciels libres ? Peur des implications du libre comme d’être forcé à tout divulguer ? Sensation de perdre le contrôle de notre travail lorsque l’on partage ses outils ? Peur d’un manque de support peut-être ? Beaucoup de raisons peuvent expliquer ces craintes. Sur la dernière question, nous pouvons témoigner : il est plus facile d’obtenir du support communautaire des projets libres (Blender, Krita, ffmpeg, etc.) que du support commercial de certains logiciels propriétaires très utilisés dans les studios.

Le libre, une vraie solution de capitalisation

Frank, notre partenaire de CGWire, faisait un rappel utile : « aujourd’hui quasiment tout logiciel du commerce n’est qu’une très légère couche de code propriétaire reposant sur une grosse épaisseur de logiciels libres ». Nous devons de plus en plus au logiciel libre, que ce soit dans notre industrie ou dans la vie de tous les jours, sans le savoir.

Pour nous, il est évident que les studios devraient plutôt investir leurs équipes que les outils, souvent éphémères (liés aux modes, aux technologies). Car ce ne sont pas les outils qui font un film, mais ceux qui s’en servent.

Et puis ce qui distingue deux studios, ou deux artisans, c’est le résultat et le style, pour lesquels on viendra (ou pas) les chercher. Ça et leur capacité à s’engager et se responsabiliser sur un projet. Les outils ne sont que très rarement la raison principale d’une collaboration aujourd’hui.

Un public varié et attentif pour cette première table ronde.
Ce postulat est partagé par Cécile Hergaux de Cube Créative, qui en profitait pour rappeler une notion économique simple de la R&D autour du libre : si on investit chacun dans notre coin 100 euros de Recherche et Développement, on en obtient pour 100 euros. Si cinq partenaires ont investi 100 euros chacun dans un pot commun partagé, ils obtiennent 500 euros de valeur chacun. Et l’argument fait mouche auprès des décideurs des studios. Car chaque studio passe une énergie (et donc une somme) considérable à réinventer la roue. 

Les choses ne sont pas si simples

Bien sûr il était rappelé certaines des difficultés inhérentes au logiciel libre. Déjà un vocabulaire complexe et beaucoup de la confusion entre libre, open source et gratuit. Le choix, pas simple, de la licence était posé. Puisque oui, le libre se fonde sur une licence, et elle spécifie justement les conditions de liberté. Mais il existe de nombreuses possibilités, et le choix juridique peut être complexe. Et enfin le coût, non négligeable, du partage de ce code, incluant la création d’une documentation, un code lisible et propre, la discussion et éventuellement le support des autres utilisateurs (gestion communautaire), qui sont des problématiques que les studios ne sont pas habitués à traiter, et n’ont pas forcément envie de le faire.

Un regard institutionnel qui a changé

Les institutions comme le CNC, après de larges déconvenues sur des projets passés, ont pris l’initiative d’apporter un coup de pouce à ces projets libres. Là où avant il était mal vu de créer une technologie et la redistribuer sans contrepartie, aujourd’hui le CNC majore les subventions. Pour une petite structure, on passe de 45 à 65% de subvention si les connaissances acquises ont pour vocation d’être exploitables par d’autres ! Un vrai changement de cap qui nous paraît d’autant plus logique qu’il est de bon ton que le public puisse récupérer le fruit des investissements de ses impôts.

Au-delà de l’échange de code, rappelons quelque chose qui a plus de valeur, et que cette première table ronde organisée par le CNC a mis en avant : le partage d’expérience est une vraie richesse. Rien que de parler et discuter des difficultés et réussites, les découvertes de solutions tierces utiles (souffrant d’un manque de visibilité), sans même donner le fruit de notre labeur en développement logiciel, permet à tous de grandir.

Nous ne pouvons qu’espérer que d’autres studios rejoignent ce mouvement qui nous renforce tous.


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